Faure Gnassingbé : “l’Afrique a besoin d’une nouvelle doctrine sur la dette”

Publié le mardi, 13 mai 2025 08:34

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(Togo Officiel) - Le Président du Conseil, Faure Essozimna Gnassingbé a ouvert lundi 12 mai à Lomé, les travaux de la première Conférence de l’Union Africaine sur la dette. Dans son allocution de circonstance, effectuée devant les dirigeants du Ghana et de la Zambie, ainsi que de plusieurs hautes personnalités du continent, le Président du Conseil a lancé un appel fort en faveur d’un changement de paradigme sur la gestion de la dette publique en Afrique. 

Retrouvez l’intégralité de son discours

C’est un honneur pour le Togo d’accueillir à Lomé cette conférence de l’Union Africaine consacrée à la dette publique sur notre continent. Cette conférence est très importante. C’est une conférence sur la dette, bien sûr – l’un des défis les plus pressants pour nos pays. Mais c’est surtout une conférence sur notre avenir.

En effet, derrière le mot « dette », il y a aussi beaucoup de questions politiques :

Comment les nations africaines peuvent-elles financer leur développement, défendre leur souveraineté et préparer leur avenir dans un monde qui change vite, et souvent sans elles ?

Comment restaurer et préserver la viabilité de la dette, sans renoncer à notre ambition collective ?

Comment parler de discipline budgétaire sans parler de justice mondiale ?

Ou encore comment construire un futur durable sans remettre en cause les règles déséquilibrées du système financier international ?

Nous nous réunissons ici dans un contexte où les règles du jeu international se transforment à grande vitesse, mais rarement au bénéfice de l’Afrique. C’est pourquoi nous devons aujourd’hui poser des questions fondamentales :

Sur ce qu’est véritablement une dette soutenable,

Sur ce que signifie la souveraineté financière,

Et sur les responsabilités partagées – en Afrique et au-delà.

À toutes ces questions, nous devrons répondre avec lucidité, avec courage, et avec unité. C’est dans cet esprit que je voudrais partager cinq remarques.

D’abord, la dette en Afrique est une crise silencieuse, mais structurelle. En effet, le surendettement africain n’est plus un risque : il est une réalité quotidienne. Plus de vingt pays africains sont aujourd’hui en situation de détresse ou à haut risque. Alors même que nos besoins de financement sont immenses, urgents et légitimes : qu’il s’agisse des infrastructures, de la santé, de l’éducation, de la sécurité, ou encore du climat.

Pourtant, depuis 20 ans, nos États ont fait des efforts considérables. Nous avons engagé des réformes de bonne gouvernance, renforcé nos systèmes de gestion publique, amélioré la transparence budgétaire. Et malgré cela, en 2024, l’Afrique a déboursé plus de 160 milliards de dollars pour le service de sa dette. Soit bien plus que ce qu’elle consacre à ses systèmes de santé ou d’éducation.

Pourtant, il ne s’agit pourtant pas d’une fatalité économique. C’est le résultat d’un système. D’un système dans lequel les règles sont pensées ailleurs, pour d’autres priorités. Il est temps de passer d’une logique de surveillance à une logique de confiance. Un partenariat sincère doit reposer sur la confiance mutuelle, pas sur la défiance structurelle.

Nous devons donc – et c’est mon deuxième point - reposer les termes du débat : la viabilité de la dette ne peut être une camisole budgétaire imposée de l’extérieur. Je pense que les cadres d’analyse de la dette aujourd’hui en vigueur sont largement obsolètes, voire contre-productifs. En effet, les indicateurs sont inadaptés, les modèles trop conservateurs, et les critères de soutenabilité tiennent plus de l’automatisme technique que du bon sens politique. Les méthodologies actuelles sont conçues pour contraindre, pas pour accompagner.

Souvent elles sous-estiment les recettes, surestiment les risques, et créent un effet auto-réalisateur de resserrement budgétaire. Elles produisent presque systématiquement des prévisions pessimistes, générant une spirale d’ajustements permanents et d’austérité préventive, qui bride notre capacité à investir dans l’avenir.

Pire : elles pénalisent les pays qui innovent, qui investissent, qui prennent des risques pour le développement. Elles deviennent même parfois des prophéties autoréalisatrices : à force de demander des coupes budgétaires, on détruit les conditions mêmes de la croissance.

On constate aujourd’hui l’assèchement progressif de l’aide extérieure, la hausse des taux d’intérêt, les incertitudes géopolitiques mondiales, et la réduction des financements climatiques. On ne peut plus continuer à appliquer une telle grille conservatrice quand nos pays sont, en réalité, confrontés à des obligations de transformation urgente. Il faut donc discuter avec les institutions financières internationales des critères qu’elles utilisent.

Pour cela, l’Afrique a besoin d’une nouvelle doctrine sur la dette. Une doctrine où l’endettement n’est pas considéré comme un mal en soi, mais comme un outil de transformation, à condition d’être bien utilisé et bien encadré. Nous ne pouvons plus accepter que nos États soient évalués uniquement à travers la taille de leur déficit, et sans tenir compte des efforts réalisés pour préparer l’avenir.

Il faut intégrer dans les raisonnements la qualité de nos investissements et leur rentabilité sociale, leur contribution à la résilience climatique comme à la diversification économique. Une approche plus dynamique de la viabilité de la dette est possible. C’est une approche qui prend en compte le cycle des investissements, la stabilisation régionale, et les effets de levier à long terme. Ceci me conduit à mon troisième point.

Repenser la gestion de la dette c’est aussi refuser l’hypocrisie sécuritaire : on ne peut pas exiger la paix sans autoriser de la financer. Le lien entre dette et sécurité est trop souvent ignoré. Or il est fondamental. Une dette est-elle soutenable si elle empêche un État d’investir dans la sécurité de ses citoyens ? Une dette est-elle soutenable si elle interdit à une Nation d’adapter son agriculture au changement climatique ? Une dette est-elle soutenable si elle prive sa jeunesse d’avenir ?

On ne peut pas demander aux pays africains de jouer un rôle actif dans la stabilisation du Sahel, dans la lutte contre le terrorisme, ou dans la prévention des migrations, sans leur donner les moyens nécessaires.

En d’autres termes, il faut avoir le courage de financer la paix. Nombre de pays africains, et le Togo en particulier, sont engagés en première ligne dans la lutte contre le terrorisme, l’extrémisme violent, le trafic transfrontalier. En conséquence, nous consacrons une part croissante de nos ressources à la sécurité. Cette situation est légitime : sans paix, aucun développement n’est possible.

Pourtant, ces dépenses sont rarement reconnues comme prioritaires dans les évaluations de dette. Elles sont même parfois considérées comme improductives – alors qu’elles sont le socle de toute viabilité future. 

Pour repenser la gestion de la dette, il faut reconnaître que certaines dépenses, notamment en matière de sécurité, sont des biens publics globaux. Si la communauté internationale souhaite que l’Afrique joue un rôle stabilisateur dans le monde, alors elle doit accepter que nous trouvions des sources de financement pour investir dans notre sécurité. Et si les ressources manquent, il faut au moins nous laisser la possibilité d’emprunter. De la dette, oui. Mais une dette utile, stratégique, protectrice. Une dette pour le bien commun.

Ma quatrième remarque c’est de souligner que financer l’Afrique, c’est investir dans la stabilité globale. Il est dans l’intérêt de l’Europe et du monde entier d’aider l’Afrique à se financer. Il ne s’agit pas de charité, mais de responsabilité partagée. Financer aujourd’hui l’adaptation en Afrique, c’est éviter demain l’explosion des migrations, des crises alimentaires et des conflits climatiques. Bien sûr, le monde entier sait que l’Afrique est la victime des dérèglements provoqués ailleurs. C’est donc un devoir de solidarité, mais c’est surtout un impératif de lucidité.

Pourtant, les moyens mis à disposition de l’Afrique pour répondre à ces défis restent dérisoires. La transition énergétique, l’adaptation climatique, la résilience des systèmes agricoles ou sanitaires nécessitent des investissements massifs. Mais les promesses faites à l’Afrique ne sont ni tenues, ni prioritaires dans les agendas occidentaux.

La décision récente de l’administration Trump de supprimer la contribution américaine au Fonds africain de développement illustre bien ce désengagement. Les Européens, eux-mêmes en difficulté budgétaire, ne pourront pas tout compenser. Pourtant, s’ils ne bougent pas, ils devront affronter dans les années qui viennent une pression migratoire et géopolitique venue du sud qui sera sans précédent : non pas par hostilité, mais par nécessité.

Il est temps de dire à nos partenaires que leur propre avenir dépend de notre stabilité. Et que cette stabilité exige des ressources, pas des injonctions. Il ne s’agit pas d’aide humanitaire, mais d’investissement stratégique. Nous ne demandons pas un droit à l’irresponsabilité, mais le droit à un développement responsable.

Il faut porter ce message auprès de tous nos partenaires. Toutefois, ici à Lomé, je ne veux pas m’adresser seulement à nos partenaires extérieurs. Au contraire. Je veux m’adresser d’abord et avant tout à tous les membres de l’Union Africaine. Et cela m’amène à mon cinquième et dernier point.

Nous devons développer sur la question de la dette une ambition africaine collective qui mette la priorité sur notre souveraineté, notre solidarité, et notre stabilité régionale. Notre continent n’est pas le problème aujourd’hui, il est une part de la solution de demain. Nous avons les ressources, la jeunesse, les talents pour être un moteur de stabilité et d’innovation. Mais cette solution, on ne peut l’incarner que si nous disposons des outils pour le faire.

Ma conviction est que l’Afrique a certainement un problème de dette, mais elle a un problème de coordination. Une dette isolée, gérée pays par pays, sans vision continentale, conduit à l’impasse. En revanche, une dette organisée, appuyée par des institutions régionales solides, et orientée vers des projets structurants communs, peut devenir un moteur d’intégration et de croissance. C’est pourquoi la question de la dette n’est pas uniquement une question de chiffres. C’est d’abord une question de choix collectifs.

La vraie solution est politique : c’est la définition d’une stratégie collective. C’est à nous, Africains, de définir ensemble une doctrine partagée sur la dette, qui nous permette de parler d’une seule voix dans les enceintes internationales. C’est cette voix commune qui pourra contribuer à la réforme de l’architecture financière mondiale. En somme, l’Afrique n’est pas en quête d’assistance. Elle est en quête de marges de manœuvre. Cela passe par :

Des institutions panafricaines renforcées, capitalisées et protégées ;

Une meilleure coordination macroéconomique au niveau régional ;

Des règles de stabilité monétaire et budgétaire adaptées à nos priorités de développement ;

Et une expression commune aussi souvent que possible.

Je conclus en vous invitant à faire de la conférence de Lomé un tournant pour tracer notre chemin collectif. Un moment où l’Afrique affirme que sa priorité est, certes de rembourser, mais surtout d’avancer. Je souhaite que la Conférence de Lomé soit un moment de clarté. Clarté sur la gravité de la situation. Clarté sur nos responsabilités. Et clarté sur nos leviers d’action.

Nous avons la jeunesse, les ressources, la vision. Je forme le vœu que Lomé soit le point de départ d’un sursaut. D’un agenda africain pour la souveraineté budgétaire, la transformation économique, et la justice internationale.

Je vous remercie.

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